mercredi 6 janvier 2010

Solange


Elle s’appelait Solange. Solange Alain. Claude, étudiant à Québec, m’en avait parlé dans une de ses lettres. Cette étudiante en chant à l’école de musique de l’Université Laval l’accompagnait parfois à des concerts.

Tu devrais l’aimer, elle te ressemble.

La confrontation se fait par un beau samedi de mai 1952, alors que Solange vient avec lui à Jonquière.

Je m’amène à la résidence des Gagnon. Dès l’entrée j’entends de la musique. Claude m’accueille rapidement à voix basse et m’invite à venir m’asseoir au salon.

Debout une jolie blonde à la voix de soprano chante avec une assurance manifeste : « L’amour est enfant de bohème qui n’a jamais, jamais connu de loi… ». Madame Gagnon l’accompagne au piano tandis que les autres membres de la famille écoutent émerveillés.

Je me sens provinciale dans ma petite jupe plissée écossaise et mon twin-set vert foncé alors que Solange, elle, porte un élégant tailleur pied-de-poule de style Chanel. Je ne vois pas la ressemblance dont parlait Claude. Sauf la couleur des cheveux, je ne vois pas en quoi je peux me comparer à cette demoiselle délurée de la capitale déjà vouée au monde de la scène.

Par instinct de survie, oubliant mes certitudes fragilisées, je me lève et je vais saluer la vedette en lui disant que Claude dans une de ses lettres quotidiennes m’a parlé de son talent de chanteuse. Lui affirmer la quotidienneté de notre correspondance voulait à ma façon lui déclarer mon rang de favorite.

Pendant le repas qui suivit ce concert intime, j’ai eu l’occasion d’échanger avec Solange, d’évaluer sa culture et surtout sa grande délicatesse. Je me suis sentie rassurée. Notre amour n’était pas en danger. Ouf!

Le temps à passé. Qu’est devenu Solange depuis? Nous avons appris récemment par un de ses cousins vivant dans notre immeuble que Solange avait fait carrière aux États-Unis. Lui aussi en a perdu la trace.

La neuvaine


C’est l’heure d’aller étendre les laizes. Les gens vont arriver bientôt.

Voilà ce que nous disait maman vers sept heures chaque soir de la neuvaine à la croix qui avait lieu en mai durant le mois de Marie.

Les voisins s’amenaient à pied. Monsieur et Madame John, Monsieur et Madame Henri suivis de la grand-mère Johnny aux longues jupes superposées… que l’on voyait un arpent avant d’arriver écarteler les jambes sans façon au bord du chemin pour faire pipi. Un peu plus loin c’était la famille d’Edgard Gagnon en compagnie de leur chien. De l’autre côté, venant du bas de la côte de l’école, souvent en retard, c’était Ernestas Guay à la voix grave de maître-chantre et sa femme tout essoufflée de s’être empressée…

Cette neuvaine était une initiative de mes parents. Les habitants du rang venaient neuf soirs d’affilée durant les semences prier la sainte Vierge pour une bonne récolte. Pour le meilleur confort des pèlerins qui devaient s’agenouiller nous déroulions des laizes en catalogne sur l’herbe devant l’enclos où était plantée la croix garnie pour la circonstance de lilas odorants.

Notre croix du chemin mesurait une quinzaine de pieds de hauteur. Noire et ornée de pointes blanches biseautées en son sommet et au bout de ses bras, elle régnait de l’autre côté du chemin en face de la maison.

Je me souviens que cette neuvaine était à la fois une démarche religieuse dont le rituel était présidé par mon père et un événement social joyeux. Dans la première partie on récitait le chapelet et chantait des cantiques. C’est mon frère Charles-Eugène qui entonnait les refrains tout en laissant les solos à Ernestas notre maitre-chantre. Dans la deuxième partie, les adultes s’attardaient sur la galerie pour piquer une jasette jusqu’à la noirceur, tandis que nous les enfants inventions des jeux amusants.

À huit heure juste, comme à l’accoutumée, maman donnait le signal de la fin de la récréation :

Il y a de l’école demain, les enfants, il est temps de rouler les laizes et d’aller au lit.

À demain les amis!

Les chiens

Je m’en confesse, je n’aime pas les chiens.

Cela remonte à mon enfance. Au retour de l’école un gros chien noir aux crocs acérés m’avait poursuivie. Depuis, chaque fois que j’en rencontre un en liberté, je retiens mon souffle.

Ma peur n’est certainement pas génétique, car dans ma famille on parle encore avec éloge de Miro, superbe chien roux, robuste et docile, disparu bien avant ma naissance. On dit qu’il n’en existait pas de plus gentil. Mon frère Charlot l’affectionnait beaucoup. Il lui avait même confectionné un attelage pour son toboggan. Il s’en servait en hiver pour aller à l’école du rang. Ses sœurs Marguerite et Cécile y prenaient place souvent.

Comme je n’ai jamais eu l’occasion d’apprivoiser la gent canine ma réserve subsiste à leur endroit.

Je reconnais les bienfaits des chiens guides pour les aveugles. Cela c’est autre chose.

Je m’insurge particulièrement quand dans certaines villes comme à Paris… on laisse les « chiants » déposer leur carte de visite un peu partout. Lever les yeux en marchant sur les trottoirs pour contempler les monuments devient risques et périls. Quelle affaire!

Ici à Québec, Dieu merci, ce n’est pas le cas. Les règlements obligent les propriétaires de chiens à les tenir en laisse. De plus nos parcs sont pourvus de distributeurs de sacs à déchets et de poubelles. Le maître doit ramasser les crottes de son toutou sous peine d’une forte amende.

Lors d’une promenade matinale sur les Plaines j’ai eu récemment une révélation. Je n’irai pas jusqu’à dire une conversion mais un constat. J’ai découvert que les chiens grands ou petits pouvaient avoir un rôle social. En effet leur façon de communiquer avec leurs congénères force leurs propriétaires à s’arrêter et à causer entre eux. On y parle de tout, de rien, du temps, et même de politique. Voilà un bon point qui me rend la gent canine un peu plus sympathique. Si ce n’est pas une conversion, c’est peut-être un début d’apprivoisement.

Les colères de mon grand-père

Les colères de mon grand-père n’avaient d’égales que l’entêtement de ma mère. La voix forte de l’un voulait avoir raison du ton péremptoire de l’autre.

Mon Dieu! que j’ai souffert de leurs querelles! Peut-être est-ce pour cela que mon souvenir en a amplifié la fréquence.

Grand-père vivait à la maison. C’était selon la tradition. Le père vieillissant passait la propriété au fils qui devait le loger et le nourrir jusqu’à sa mort. L’aïeul jouissait d’un statut de patriarche vénéré et respecté, malgré les situations parfois difficiles.

Grand-père n’hésitait pas à se mêler des affaires de la maison de façon autoritaire malgré le fait qu’il en avait passé la gestion à mon père. Cela déclenchait souvent discussions interminables et échanges acerbes.

À mon avis, il aimait s’obstiner. Tout pouvait l’allumer.

Par exemple, un article du journal Le Devoir, un retard à réparer une clôture, un travail exécuté de manière différente de la sienne, tout pouvait être matière à discussion spécialement avec ma mère qui n’hésitait pas à l’affronter.

Un sujet inflammable entre tous concernait les engagements sociaux de mon père. Je me rappelle qu’un jour au lendemain d’une assemblée de la commission scolaire dont mon père était le président, il commença son déjeuner en disant à maman:

Raoul s’est levé plus tard que de coutume à matin. À force de trotter le soir et à s’occuper des affaires des autres… il va finir par négliger sa terre.

Vous avez tort de parler ainsi, lui répliquait ma mère. Vous devriez plutôt être fier de votre fils au lieu de l’accabler de reproches.

Mon père, diplomate de nature, écoutait les diktats de son père, donnait parfois son opinion mais agissait à sa manière. Maman, elle, ne lâchait pas prise et répliquait inlassablement. Il s’en suivait des discussions interminables qui me mettaient dans un grand malaise, toute partagée que j’étais entre ces deux êtres que j’aimais.

Eux aussi s’aimaient bien. Maman admirait la stature physique et intellectuelle de son beau-père de même que sa rigueur morale. Lui admirait chez maman sa grande intelligence. D’ailleurs il disait d’elle dans son langage phallocrate qu’elle avait un cerveau d’homme… Compliment suprême.

Malgré cela dans un excès de colère je l’ai entendu lui répliquer un jour :

C’est pas une étrangère qui va venir me dire quoi faire dans ma maison!

Et moi qui, je pense, a hérité du caractère pacifique de papa, je suppliais maman de laisser tomber.

À bout d’arguments souvent Grand-père sortait et disparaissait pendant des heures. À l’heure du repas, on m’envoyait le chercher. Je le trouvais ordinairement assis sur le siège d’une carriole dans le hangar à voitures, son chapelet à la main, l’air piteux, manifestement malheureux.

Venez Grand-père. Venez dîner. Maman vous a préparé un bon repas.

Il me suivait docilement.

C’est par amour pour toi ma p’tite fille que je rentre à la maison.

Fallait-il le croire? C’était un beau prétexte pour cacher sa faim.



Onésime Tremblay, vers 1930