mardi 30 novembre 2010

Bardot

Et Dieu créa la femme de Roger Vadim vient de sortir en cette année 1956. Succès mondial. Le film nous dévoile une femme-enfant, féline et sauvage, d’un naturel nouveau au cinéma. Brigitte Bardot séduit et devient le rêve impossible des hommes mariés.

Dans ma naïve certitude de jeune épouse, je suis loin de penser que mon jeune époux a lui aussi a attrapé la Bardotmania.

C’est en rangeant un document dans son bureau que j’en ai eu la révélation. Un album illustré de Brigitte Bardot est là! Je tombe des nues.

Cadeau du ciel, ma sœur Claire vient jouer une partie de scrabble à la maison. Je lui confie mon choc et mes doutes.

Je ne suis pas Bardot, moi…

Du tic au tac elle me donne la réplique avec l’icône masculine dont toutes les femmes raffolent.

Ton mari n’est pas Jean Marrais, non plus.

Cet argument a le don de dédramatiser la chose. Moi-même, je n’étais pas insensible à la beauté de Jean Marais qui ressemblait à un dieu.

Le soir venu, c’est avec mon époux que je feuillette sereinement l’album de photos de Brigitte Bardot.

jeudi 25 novembre 2010

Albertine

Elle est arrivée chez-nous en même temps que moi. Elle avait vingt-cinq ans et moi cinq jours. Ma naissance avait affecté lourdement la santé de ma mère. Une tante lui passa Albertine pour lui venir en aide. Il semble bien que celle-ci se sentit à l’aise chez nous puisqu’elle y est restée cinquante ans.

Albertine est née à Amqui dans la vallée de la Matapédia. Orpheline de mère, elle s’était donnée à douze ans comme bonne à notre tante qui était voisine.

C’était un personnage hors du commun. Discrète, voire même un peu sauvage, elle s’éclipsait dès qu’il arrivait de la visite. Même le téléphone l’intimidait. Je me souviens qu’un jour où elle gardait, devant l’insistance de la sonnerie, elle leva l’acoustique (le combiné) et cria : « Y a personne! »

Elle ne s’assoyait jamais avec nous à la table. Elle préférait manger, son assiette en mains, assise au bas de l’escalier ou debout devant l’évier de la cuisine.

Vaillante et forte, les grosses besognes ne la rebutaient pas au point de les revendiquer parfois. Elle laissait le fignolage aux p’tites mains blanches.

Par ailleurs elle savait d’instinct reconnaître les gens vrais. Jusqu’à dire parfois après un simple regard :

Y m’ va pas à la face lui...

Son côté rustre dissimulait une tendresse protectrice envers les enfants. Nous aussi, les enfants, l’aimions. Il lui arrivait parfois d’emprunter un ton bougon pour nous réprimander, mais nous savions que ce n’était pas méchant.

Je me permets à ce propos de rappeler l’anecdote que j’ai déjà racontée du jour où, à l’âge de trois ans, j’avais échappé à sa surveillance. Elle me chercha désespérément et me découvrit dans le poulailler en train de regarder une poule pondre son œuf. Elle poussa des hauts cris à la mesure de son angoisse:

Ousse que t’es? A-t-on idée de r’garder un derrière de poule! Viens t’en à la maison!

Son affection se manifestait aussi en permettant aux petites de dormir avec elle dans son lit les soirs d’orage.

Elle avait aménagé sa chambre dans un coin du grenier donnant sous une lucarne. Quand on en ouvrait la porte une odeur de clou de girofle se dégageait.

Ça empeste moins que les boules à mites.

C’est beaucoup plus tard que j’ai appris les vertus antimites de cette épice.

Albertine n’était jamais allée à l’école. C’est chez-nous qu’elle apprit à lire et à écrire en même temps que nous. Un de ses plaisirs du dimanche était de nous demander de lui donner une dictée.

Facile, demandait-elle. Arrive-moi pas avec des mots que j’comprends pas…

C’était aussi le dimanche qu’elle nous faisait du sucre à la crème. Nous la regardions avec délectation brasser le contenu de la casserole sur le poêle. Une fois le sucre à la crème versé dans la lèchefrite, moment attendu, elle invitait les saffres à gratter le vaisseau.

Elle affectionnait feuilleter le catalogue de Dupuis et Frères. Il lui arrivait quelques fois de montrer bien timidement à maman un vêtement dont elle avait envie. Ordinairement ses vœux étaient exaucés, car elle était si peu exigeante.

Albertine demeura chez nous tout le temps de notre famille et continua de prêter main forte à la famille nombreuse de mon frère Charles-Eugène qui suivit. C’est dans le don qu’elle se réalisait.

À l’aube de ses soixante-et-quinze ans, elle demanda à mon frère d’écrire une lettre :

Tiens, v’là du papier, une enveloppe et un timbre. Tu vas écrire à mon frère Albert que j’aimerais ça r’tourner vivre en Gaspésie.

Charles-Eugène fut pour le moins étonné, car Albertine n’avait jamais communiqué avec les siens et elle n’en parlait jamais.

Votre famille est élevée, vous n’avez plus besoin de moi. J’veux r’tourner à Amqui. J’connais pas l’adresse, mais écris « Albert Lavoie, Amqui ». Si y est encore en vie, y devrait recevoir la lettre.

Une réponse affirmative lui parvint peu de temps après. Albert se disait heureux de la savoir vivante. Et, si telle était sa volonté, sa femme et lui seraient d’accord pour l’accueillir.

Quand Charles-Eugène est allé la conduire à Amqui, il a été rassuré en voyant les grandes qualités de cœur d’Albert et de sa femme.

Quelques années plus tard, Sophie (la petite dernière de mon frère) s’est rendue à Amqui. Elle a constaté qu’à quatre-vingt-huit ans Albertine vivait toujours avec Albert et sa femme. Trois vieux encore alertes, heureux et partageant entre eux tâches et souvenirs.

Tels les saumons de la Matapédia, Albertine était remontée finir ses jours à son lieu d’origine.

samedi 20 novembre 2010

L'hôpital

J’ai mal au ventre. Une simple pression au bas du côté droit m’est insupportable. Maman craint que ce soit l’appendicite. Le vieux docteur Lamy n’a pas de doute et confirme le diagnostic.

Elle doit être opérée le plus tôt possible, dit-il. Si vous êtes d’accord, je peux la confier à un collègue, le docteur Brassard, chirurgien à l’hôpital de Roberval qui pourrait éventuellement l’opérer demain ou après-demain.

L’hôpital? L’opération ? Vais-je mourir ? À quatorze ans ?

D’après maman l’appendicectomie est chose courante. Pour me distraire, elle propose que nous retournions à la maison pour préparer ma petite valise.

Tu mettras le beau pyjama neuf de ton trousseau de pensionnaire.

En effet, dans trois semaines je dois entrer à l’École normale de Nicolet. Si je dois être opérée, mieux vaut maintenant.

Confirmation du docteur Lamy: admission à l’hôpital demain soir, opération le surlendemain à la première heure. Comme nous n’avons pas d’automobile, le voyage à Roberval se fera en autobus. Maman dormira chez une grand-tante qui réside à deux coins de rue de l’hôpital.

Durant le trajet qui nous mène à Roberval maman sort de sa poche un petit sac de peppermints. Une façon de m’exprimer sa tendresse.

Nous descendons directement à l’hôpital. Les formalités d’admission remplies, on me conduit à ma chambre au cinquième étage. J’occupe le lit près de la fenêtre d’où je vois le lac Saint-Jean étale et rougeoyant sous le soleil couchant. Trois personnes sont allongées dans les autres lits. Une d’elles, une vieille dame, me souhaite la bienvenue. Une autre, opérée du matin, somnole et pousse de petits gémissements. La troisième dort à poings fermés.

Une infirmière, visiblement fatiguée de sa journée, vient m’installer et ranger mes affaires personnelles dans mon chiffonnier. Elle me remet une jaquette d’hôpital et me dit: « À demain! ».

Une religieuse prend la relève. Habillée tout de blanc, elle ressemble à un ange.

Bonsoir jeune demoiselle. Comme ça, on sera opérée demain? Le docteur Brassard est un bon médecin, vous savez. Ça va bien aller. Je vais vous donner un somnifère pour que vous puissiez passer une bonne nuit.

Sa sérénité m’apaise. Doucement elle borde mon lit, me sourit et disparaît discrètement. La petite pilule fait vite effet. Maman qui m’a accompagnée jusque là décide de me laisser dormir. Elle m’embrasse et me promet d’être présente à mon réveil.

Encore endormie, je vois qu’on s’affaire autour de moi. Un brancard est là près de mon lit et on m’aide à m’y glisser. En route pour la salle d’opération. Je ne vois pas maman. Vais-je revenir? Je me laisse rouler accrochée à l’espérance. Une salle pleine de lumière me force à fermer les yeux. Des voix basses donnent des ordres. On me transfère sur une table et applique sur le nez un masque désagréable à odeur de chloroforme. Je me sens dissoudre.

J’émerge. J’entends une voix me demander si ça va bien. Mes paupières à peine ouvertes me laissent voir deux yeux globuleux penchés sur moi.

Ta mère va revenir d’une minute à l’autre. Elle est sortie pour un instant. Je suis l’abbé Kirouac, l’aumônier de l’hôpital.

Sitôt dit, maman est là. Elle me dit que tout est fini. Pas tout à fait, car j’ai bien mal au cœur. Pendant que j’essaie de contrôler mes nausées, j’entends une conversation entre ma mère et l’abbé Kirouac, lequel est aussi Principal de l’école normale de Roberval.

J’ai su que votre fille ira à Nicolet en septembre. Est-ce parce que vous n’êtes pas contente de l’éducation qu’ont reçue ses grandes sœurs à notre école normale?
Non pas, monsieur l’abbé. Nous avons envoyé nos huit filles dans quelques institutions différentes pour y aller puiser le meilleur de chacune.

Cette conversation me ramène au futur qui m’attend bientôt.

En après-midi, mon chirurgien fait sa tournée. Bonne nouvelle, il m’annonce que dans deux jours je pourrais quitter l’hôpital. Vivante !

jeudi 11 novembre 2010

La tendresse

Je ne pouvais empêcher Claude de prendre des vacances. Il en avait besoin et moi je ne pouvais l’accompagner avant la fin des classes. Il partit donc en célibataire pour deux semaines en France.

Un collègue me dit son étonnement de me voir accepter la chose si facilement. Il sème un doute. Serais-je naïve ? Dire qu’en lui souhaitant un bon voyage, j’ai recommandé à Claude de profiter de sa liberté.

Les premiers jours passent sans nouvelles. C’est normal. Mais à la fin de la deuxième semaine de silence mon imagination se met en branle et suppose toutes sortes de motifs inquiétants : un accident ou, pire, une chose inimaginable que ma confiance en Claude se refuse de croire.

C’est le cœur à l’envers que je vais l’accueillir à l’aéroport. Je le vois descendre visiblement reposé et heureux de me retrouver. D’emblée je lui exprime ma déception de ne pas avoir reçu de ses nouvelles.

Pas de chance, il y avait une grève des Postes françaises durant les dix premiers jours du voyage. Malgré cela, dans l’espoir d’un règlement rapide, je t’ai écrit tous les jours.

J’avais envie de lui dire que le téléphone n’était pas en grève, mais je ne voulais pas devenir rabat-joie. Il était là si heureux et il ne cessait de me dire combien je lui avais manqué.

Rentré à la maison, Claude s’empresse de m’offrir les surprises qu’il m’a rapportées: lingerie fine, parfum et un disque de Daniel Guichard récemment sorti en France: La Tendresse.

Il le dépose sur la table tournante. La voix incisive du chanteur me va droit au cœur :

La tendresse
C’est s’ retrouver à nouveau deux
Avec le cœur au bord des yeux.
La tendresse…

Je craque! Deux bras m’enlacent doucement.
Le lendemain, le facteur m’apporte un paquet de cartes postales de France et une lettre d’amour comme jamais je n’en ai reçue. J’en ai retenu à jamais cette phrase : « C’est encore avec toi que je me sens le plus libre. »

Doux baume à mon cœur.

lundi 8 novembre 2010

À bicyclette

« Quand on partait de bon matin
Quand on partait sur les chemins
À bicyclette…
»

Cette chanson d’Yves Montand me ramène au romantisme de mes treize ans.

J’étais secrètement amoureuse d’un jeune instituteur du collège du village. Personne ne connaissait mes sentiments. Lui non plus évidemment. Pudeur d’adolescente.

Célibataire, lorsque les vacances d’été arrivaient, ce beau jeune homme retournait vivre dans sa famille qui habitait à Saint-Gédéon, la paroisse voisine.

L’envie de le voir me poussait à trouver des prétextes. C’est ainsi que je proposais souvent à ma sœur Marie de m’accompagner à bicyclette afin de prendre une liqueur ou une crème glacée à Saint-Gédéon. Mon imagination me laissait espérer une rencontre. Sept kilomètres de route poussiéreuse en gravier ne freinaient pas mes élans. L’idée de l’entrevoir me donnait des ailes.

Ma sœur ne comprenait pas pourquoi il nous fallait toujours rouler de ce côté, alors que le village de Métabetchouan, beaucoup moins loin, comptait plus de restaurants.

Je soupçonne que sa complaisance à m’accompagner venait de son intuition féminine, car elle avait dû observer où mon regard se portait…

« Quand on partait sur les chemins
À bicyclette…
»

dimanche 7 novembre 2010

Do Si

Ma nièce Dominique est née un vingt-huit novembre. Ce fut ma première filleule. Comme le voulait la coutume le baptême avait lieu le lendemain ou le surlendemain.

Dans ma hâte de voir la chère petite, j’étais partie tôt de Montréal où je travaillais afin d’arriver tôt à Chicoutimi où avait lieu le baptême. À Québec, pour traverser le Parc des Laurentides, je cédai le volant à mon fiancé Claude, le parrain. En laissant la ville de Québec la route était belle, mais, après quelques milles dans les montages, la neige commença à tomber. Elle s’intensifia sur les hauteurs au point où on ne voyait ni ciel, ni terre. Nous avancions lentement à la grâce de Dieu. Inquiets d’arriver en retard, nous continuions soutenus par la foi, l’espérance et la charité (surtout celle de ceux qui nous attendaient à l’église).

Enfin arrivés sains et saufs à Chicoutimi, nous filons tout droit à la cathédrale. Antoine, le papa, entouré de la parenté, est visiblement content de nous voir arriver dans cette tempête. Il s’empresse de nous montrer le bébé dans les bras de la porteuse. Le vicaire (dont je tais volontairement le nom) nous reçoit en maugréant un flot de reproches pour notre retard d’une heure.

Nous arrivons vivants, monsieur l’abbé. Dieu soit loué !

Oncle Victor, assis en retrait, lit son bréviaire. Il nous rejoint ravi et nous conduit près des fonds baptismaux. C’est lui qui baptise la petite. Le vicaire, lui, n’est là que pour la tenue des registres. Qu’avait-il à nous faire résonner le bourdon de ses humeurs ?

En revanche, à l’issue de la cérémonie, les cloches joyeuses sonnèrent à toute volée pour annoncer le baptême de Dominique, la fille de ma sœur Marie et de mon beau-frère Antoine. Avec le recul, j’aime imaginer que ce devait être les cloches Do et Si qui sonnèrent le plus fort, car je me rappelle maintenant que lorsque Dominique commençait à parler et que je lui demandais : « Comment t’appelles-tu ? », elle répondait spontanément : « Do Si ».

Deux notes qui restent très chères à mon cœur toujours plein de tendresse envers ma filleule Dominique.

mercredi 3 novembre 2010

Une belle réception au goût amer

Lors de notre traversée de l’Atlantique à bord du France, nous nous étions liés d’amitié avec un couple de parisiens qui partageait notre table. Ce couple revenait de l’Expo 67 où ils s’étaient donné rendez-vous. Séparés depuis quelques années par le travail d’ingénieur de monsieur en Martinique, ils retournaient reprendre la vie commune à Paris.

Nous descendions à Southampton afin de visiter Londres avant de nous rendre à Paris. Eux continuaient jusqu’au Havre. Ils nous avaient donné leurs coordonnés et nous avaient fortement invités à aller les visiter durant notre séjour à Paris. Ce sera simple, nous avaient-ils promis.

Le soir convenu, nous nous rendons donc chez ces nouveaux amis qui habitaient un appartement cossu dans le quartier du Luxembourg.

Très simple en effet : accueil au champagne, table montée sur dentelles d’Alençon, entrée au foie gras suivie de mets et entremets, arrosés bien sûr de vins sélects et abondants.

À table depuis vingt heures, nous y sommes encore lorsque vers minuit un léger bruit de porte attire l’attention.

Est-ce toi, Lucile ? demande notre hôte.

Une jolie adolescente se pointe timidement. Son père se lève et lui acène devant nous une gifle en plein visage.

Va au lit et nous en reparlerons demain.

La maman embarrassée voit mon indignation. Elle m’explique que son mari n’a pas vu grandir ses filles, qu’il les croit encore petites, qu’il est d’une sévérité excessive.

C’est sur cet état de choc que nous nous levons pour prendre congé.

Notre hôte nous offre de nous ramener à notre hôtel. Heureusement, car nous aurions eu peine à retrouver notre chemin, tant nous avions célébré Bacchus.

Le lendemain, au réveil, nous constatons avec surprise que nous nous étions couchés sur le lit tout habillés. Il valait mieux en rire. Rire qui tourna vite en tristesse à l’évocation de la fin dramatique de cette soirée qui avait si bien commencé.

Épilogue

Quelques temps après notre retour, une lettre de madame nous apprenait que leur couple n’avait pu se ressouder et que son mari était retourné vivre en Martinique.

lundi 1 novembre 2010

Le France

1967, année de l’exposition universelle de Montréal. En mai, le nouveau paquebot France accoste à Québec. Il amène à son bord des personnalités européennes qui se rendent à l’Expo. Il retourne en France quelques jours plus tard. Nous décidons d’accepter l’invitation des Anciens de Laval en nous offrant le luxe de traverser l’Atlantique à bord de ce prestigieux bateau.

Nous amenons à Québec nos quatre enfants afin qu’ils puissent visiter le navire et assister à son départ. Mon frère Charles-Eugène se chargera de les ramener au Saguenay dans leurs familles d’accueil. Au cours de l’après-midi nos quatre marmots découvrent avec nous la magnificence des lieux et les nombreuses facilités offertes à bord, spécialement les salles de jeux pour les enfants qui ont la chance de voyager avec leurs parents. Comme nous aurions voulu les amener avec nous! Un jour peut-être…

En ce 15 de mai, il fait un temps splendide. Le navire lève l’ancre à 19h. Claude et moi sommes debout sur le pont supérieur et regardons en direction du quai et de la ville. Le soleil couchant embrase de ses ocres la ville de Québec. Le château Frontenac s’éloigne et disparaît lentement. Nous serons cinq jours sans pouvoir communiquer facilement avec nos enfants.

Encore aujourd’hui, je me rappelle de mon émotion lorsque je voyais tout en bas les quatre de ma nichée, sous l’aile protectrice de leur oncle, agitant les bras en regardant ce colosse des mers lever l’ancre au son de son orchestre.

Nous regagnons notre cabine et revêtons la tenue de ville pour notre premier repas dans la vaste salle à manger. C’est le maître d’hôtel qui a choisi nos compagnons de table. Nous les découvrons ce soir-là. Nous sommes ravis, car il s’agit de deux couples charmants et cultivés.

Le premier, dans la quarantaine, est parisien. Le mari, ingénieur, revient d’un séjour de quelques années en Martinique. Sa femme qui était restée à Paris pour s’occuper des études de leurs filles lui avait donné rendez-vous à l’Expo avant de retourner à la vie commune. C’est en quelque sorte un second voyage de noce pour eux. L’autre couple, plus jeune, est montréalais. Ces deux-là sont aussi en voyage de noce. Mariés de la veille, ils se rendent à Paris pour fin d’études doctorales en lettres du mari à la Sorbonne.

C’est toujours avec plaisir que nous les retrouvons chaque soir à la table qui nous est réservée. Nos conservations s’éternisent et s’enrichissent des expériences de chacun. Nous constatons que nous sommes souvent les derniers à quitter la salle à manger. Quant au service, il est de classe. Les menus qu’on nous présente sont enluminés par des artistes contemporains. Nous goûtons au raffinement de la gastronomie française, sans oublier les vins qui accompagnent les plats. À ce propos, c’est lors de ce voyage que nous avons décidé de casser notre bouton Lacordaire. Il eut été malpoli en si bonne compagnie de bouder de si bons crus.

Cette traversée de l’Atlantique revêtait un cachet exceptionnel car il y avait à bord plusieurs artistes qui revenaient de l’Exposition universelle de Montréal. Chaque jour en matinée et en soirée on nous offrait un des spectacles qui avaient été présentés au pavillon de la France. C’est ainsi que nous avons eu la chance de voir jouer des acteurs de la Comédie française, d’assister à des défilés de Haute couture (Christian Dior, Pierre Balmain, Jacques Fath et Yves Saint-Laurent), d’entendre la grande chanteuse Mireille au piano (Couché dans le foin, Papa n’a pas voulu…)

Cette traversée de l’Atlantique à bord du France demeure sans conteste un de nos plus beaux souvenirs de voyage.