vendredi 22 octobre 2010

Annie

En 1992, j’étais en quête de modèles pour un projet sur le thème de la musique. Le directeur du Conservatoire de Chicoutimi me donna l’autorisation d’observer ses élèves au travail.

Je déambulai d’un studio à l’autre à la recherche de sujets inspirants. Dans la section des cordes j’ai remarqué une violoniste et une violoncelliste qui correspondaient à mes critères. Une autre jeune artiste attira mon attention. Elle jouait de la contrebasse. Haute comme trois pommes, juchée sur un tabouret, elle me semblait ne pas correspondre à la taille de son instrument. Son visage radieux cependant me laisse croire qu’elle était tout à fait à l’aise.

Je profitai d’un moment de pause pour me présenter à elle et lui demander son nom.

Je m’appelle Annie, Annie Vanasse.

Comme il y a peu de famille de ce nom dans la région, je lui demande le nom de son père.

Il s’appelait Yves. Je ne l’ai pas connu de même que ma mère. Ils sont morts tous les deux dans un accident de voiture peu de temps après ma naissance.

J’allume vite et lui demande si sa mère ne s’appelait pas Michèle.

Oui. Vous la connaissiez ?

Incroyable! Je suis en face de la fille de Michèle et d'Yves Vanasse. Le décès tragique de ce couple quelques jours après la naissance de leur premier enfant avait bouleversé les gens du milieu judiciaire. Lui, avocat prometteur, et elle, brillante secrétaire des procureurs de la couronne de Chicoutimi.

J’ai bien connu votre mère puisqu’elle était la secrétaire de mon mari. C’était une femme que je trouvais très belle. Que de fois elle a accepté généreusement de me copier des documents personnels dans ses temps de loisirs!

J’explique à Annie la raison de ma présence au conservatoire. Je sens que mon projet l’intéresse. Elle sourit à l’idée de venir poser dans mon atelier. Une date est convenue pour ce faire.

Je la vois encore arriver chez moi au volant d’une spacieuse voiture familiale avec son immense instrument, elle si minuscule. Je ne peux m’empêcher de lui demander ce qui l’avait poussée à choisir la contrebasse. Une flûte n’aurait-elle pas été plus facile à transporter ?

Oui, mais elle n’aurait pas le son grave de cet instrument qui du plus loin que je me souvienne m’a toujours attirée.

Je pense que son style atypique m’a inspirée lors des séances de pose. Je crois avoir réussi d’elle des croquis et tableaux intéressants.

Souvent, au cours de ses visites, Annie me demandait de lui parler de sa mère. Elle connaissait peu de choses d’elle, parce que chez sa tante, la sœur de son père qui l’élève, on évitait d’évoquer le douloureux accident.

Je lui racontais certaines anecdotes comme celle de l’azalée que sa mère m’avait offerte peu de temps avant la tragédie. Mystérieuse azalée qui, à la mémoire de Michèle, refleurissait chaque année à la date de l’accident.

Quelque temps avant le vernissage, à ma grande surprise, Annie qui n’est pas encore majeure, m’annonce qu’elle veut acquérir un des tableaux que j’ai réalisés d’elle. Elle porte son choix sur le plus grand.

Ce sera un cadeau offert par mes parents grâce à l’héritage qu’ils m’ont légué.

Je suis encore touchée en évoquant ce souvenir.

Annie poursuit depuis une brillante carrière de musicienne professionnelle. J’ai eu le plaisir de la voir jouer plusieurs fois, soit avec l’Orchestre symphonique du Saguenay, soit avec l’Orchestre symphonique de Québec ou l’ensemble La Piéta d’Angèle Dubeau.

Annie a trouvé en la contrebasse un instrument à la hauteur de son immense talent.

samedi 9 octobre 2010

Testament

Charles-Eugène, mon grand frère et parrain, était l’ainé de la famille et moi, la cadette. Nos quinze ans d’écart lui donnait à mes yeux une aura de sagesse et d’autorité plus proche du père que du grand frère. Jeune, je ressentais une certaine gêne devant lui. Gêne qui, au fil des ans, s’est transformée en affection et admiration.

Il était solide de corps et d’esprit. Ce n’est qu’à l’aube de sa quatre-vingt-dixième année qu’il marqua des signes irréversibles de déclin.

J’allai le voir à l’hôpital de Métabetchouan en septembre 2006. Je le vois tout maigris dans un fauteuil près de son lit.

Que je suis content de te voir ma chère filleule! Viens tout proche, j’ai une belle histoire à te raconter.

Je sens que ce qu’il veut me dire est important.

J’avais quinze ans. J’étais pensionnaire au séminaire de Chicoutimi. C’était durant la semaine sainte. Le supérieur me convoque à son bureau. Il m’informe qu’à la suite d’un coup de fil de mon père il m’investit d’une mission spéciale, celle de rapporter dans ma famille un trésor.

Me voyant intrigué, il m’explique qu’il s’agissait de ramener ma petite sœur qui avait été placée depuis sa naissance chez tante Yvonne à Chicoutimi suite à l’hospitalisation prolongée de notre mère. Une épidémie de rubéole sévissait à Chicoutimi. Il fallait protéger le bébé de toute contagion.

C’est ainsi que j’ai pris le train ce soir-là en emportant dans mes bras une petite merveille de neuf mois.

En autant que je me souvienne, elle n’a pas pleuré du voyage. Je la regardais. Elle était belle «sans bon sens». Et je me disais qu’un ange pareil ne pouvait qu’avoir une belle destinée.

Je l’ai suivie avec intérêt toute ma vie. Je l’ai vue évoluer à mon goût et développer ses talents d’artiste. Je suis fier d’elle et il me presse de le lui dire « à c’teure » que je suis rendu à bout d’âge.

À la fin de ce touchant récit, son visage émacié marque une grande fatigue. Il me regarde avec une infinie tendresse. De ses beaux yeux bleus des larmes affluent. Chez moi aussi.

Je l’étreints affectueusement. Ce sera la dernière fois.

Sur le chemin du retour vers Québec les mots affectueux de mon grand frère continuaient à tourbillonner dans ma tête. J’étais incapable de parler. Je mesurais la grande affection qui nous unissait, lui l’aîné et moi la petite dernière. Les extrêmes se touchent, se plaisait-il à dire souvent.

Dans les jours qui suivirent, Charles-Eugène garda le lit. J’étais régulièrement informée de l’évolution de son état par Roger et Anne-Marie, ses enfants attentionnés,

Le 10 novembre 2006, mon grand frère et parrain ferma les yeux pour toujours.

Je me souviens des couleurs flamboyantes du crépuscule ce soir-là. J’aime imaginer que le ciel mettait ses plus beaux atours pour l’accueillir.

mardi 5 octobre 2010

Anachronisme

En voyage autour du Mont Blanc avec le groupe Ségal, nous visitons le 12 septembre 2010 la ville d’Aoste, qui possède un important patrimoine romain dû à sa position d’avant-poste de la traversée des Alpes.

Un guide compétent aussi passionné que passionnant nous fait voir les nombreux vestiges de l’époque romaine ainsi que les monuments des siècles qui ont suivi.

Au portique de l’église Saint-Ours, une mendiante accroupie au bas des marches nous tend la main. Elle semble porter des millénaires de misère humaine sur son dos voûté. Je suis touchée et lui donne une aumône qu’elle accueille sans manifester d’émotion.

À la fin de la visite guidée, notre groupe se rassemble sur la place. Une sonnerie de téléphone attire mon regard en arrière. Que vois-je? À mon grand étonnement, je vois la mendiante du portique se lever prestement, se placer en retrait et sortir de sa poche un cellulaire avec un large sourire.

Image anachronique d’une mendiante au cellulaire sur fond de ruines romaines… C’est à en perdre connaissance.