mercredi 23 juin 2010

La palette de couleur

Merveilleux outil, la palette de couleur est cette plaque percée d’un trou pour le pouce, sur laquelle le peintre dispose et mêle ses couleurs. De façon abstraite, on parle de la palette de couleur d’un artiste pour désigner l’ensemble des couleurs qu’il utilise ordinairement.

La palette sur laquelle je travaille depuis plus de cinquante ans est toujours lisse comme une neuve. Ce qui avait d’ailleurs étonné un journaliste venu m’interviewer dans mon atelier.

Comment faites-vous pour garder votre palette si propre ?

Je la nettoie. C’est tout !

Il existe bien des palettes jetables, sortes de tablettes en papier ciré dont on peut détacher les feuilles une à une après usage. Mais moi, je préfère ma palette en bois. J’aurais mauvaise grâce à délaisser cette alliée, témoin de toutes mes recherches. Et Dieu sait si elle en a vues de toutes les couleurs !

En fait, la palette c’est le support de l’artiste sur lequel il mélange les pigments jusqu’à l’obtention de la couleur désirée. Un dialogue sensible s’établit entre elle et lui. Avec son œil il évalue la justesse du ton alors qu’avec sa spatule il jauge la densité de la pâte. Si besoin est de la diluer, il ajoute un peu de médium solvant placé dans le godet accroché à la palette. Bref, la palette est un mini laboratoire de recherche.

Dans sa signification abstraite la palette désigne le choix des couleurs généralement utilisées par l’artiste. Elle devient alors grande révélatrice de sa personnalité et de son vécu. On n’a qu’à penser aux couleurs claires d’un Renoir heureux, aux tristes compositions d’un Schiele tourmenté, aux coloris éclatés d’un Pellan joyeux, pour deviner l’état d’esprit qui les habitait.

La palette d’un artiste évolue au fil des ans. Picasso avant sa démarche cubiste aura ses périodes successives de bleu et de rose. Dans la première, il dépeint des scènes graves. Dans la seconde, il exprime sensualité et tendresse. Borduas, coloriste au début, devient sombre à la fin. Il ne peint alors que de grandes taches noires sur fond blanc, tristement surnommées par les critiques : « peaux de vaches ».

Révélateur de l’âme, la palette ne peut mentir. Elle brosse à sa manière la vie de l’artiste. Si je regarde l’évolution de ma propre palette, je vois que mes couleurs timides du début s’affranchissent progressivement. Dans mes derniers tableaux, dédiés à mes petits-enfants, les fleurs abondent. Signe manifeste de mon bonheur.

lundi 14 juin 2010

Mon atelier

Le temps fut long avant que j’aie mon espace à moi, mon atelier.

Dans notre maison à Jonquière, il n’y avait de place que pour la famille. Chacun finit par avoir sa chambre, mais pour moi, prendre ma place n’était pas simple.

Au début, c’était la cuisine. Pour y peindre, je dressais mon chevalet près de la machine à laver et la sécheuse sur lesquelles je déposais mon matériel. À la fin de la journée, je devais tout ranger.

Quand ces électroménagers ont été déplacés à la cave, dans la chambre des fournaises, mon atelier a suivi. Mon père, qui finissait le sous-sol, installa dans mon nouveau réduit : un évier, une tablette pour déposer mon matériel et un grand chevalet mural qui me permettait de peindre des toiles de grandes dimensions. Espace et lumière réduites, mais avantage appréciable : je pouvais laisser mon travail sur place.

La grande pièce du sous-sol fut convertie par mon père en salle de jeu pour les enfants. Tricycles, tables, balançoires, jeux utilisaient tout l’espace y compris les coffres et les armoires. À l’adolescence, les enfants réinventèrent l’usage des lieux qui devinrent : dojo pour la pratique du judo par Yves et Jean ou court de tennis de table pour tous.

Le sous-sol changea de vocation lorsque les enfants s’envolèrent pour l’université. Ce fut pour moi l’occasion d’en faire enfin un vaste atelier.

Moment charnière pour moi, car ce fut à partir de là que je me suis sentie professionnelle dans mon métier d’artiste. J’avais enfin un espace aménagé selon mes besoins : un éclairage adéquat, une table-chevalet inclinable conçue par François et, grand luxe, un podium pour mes modèles! Dans les armoires, les jouets firent place aux vêtements et tissus dans lesquels je drapais au besoin mes modèles. C’était enfin mon atelier, mon sanctuaire. Interdiction à quiconque d’y descendre lorsque j’y travaillais. C’était du sérieux.

On n’osait plus me parler d’un beau passe-temps comme j’avais entendu trop souvent, parce que maintenant j’y consacrais tout mon temps. Je quittai l’enseignement des arts plastiques pour travailler à plein temps à ma production artistique. Au rythme d’une exposition solo tous les deux ans, les thèmes s’enchaînaient sans relâche. Les tableaux accrochés aux murs de mon atelier stimulaient mon imagination. Les commandes spéciales aussi.

Un jour, un éditeur me fit une demande inhabituelle : peindre quinze tableaux à l’huile pour illustrer un roman historique. Énorme défi, car le délai était court. J’ai dû travailler beaucoup plus intensément qu’à l’ordinaire. La jeune femme qui me servait de modèle pour l’héroïne du roman se fit heureusement généreuse de son temps. J’y suis arrivée. Je me souviens qu’après avoir signé le dernier des quinze tableaux, je me suis assise par terre, seule devant eux, et j’ai éclaté en sanglots. Exténuée, mais ravie du résultat.

Une rencontre avec le célèbre sculpteur Gérard Bélanger m’a donné le goût de mettre les mains dans l’argile et de tenter d’en tirer des formes. Je me lançai avec audace à sculpter le buste de mon petit-fils Laurent, mignon bambin de trois ans. Sa réussite m’encouragea à le couler dans le bronze. D’autres sculptures seront confiées par la suite aux fondeurs des Ateliers du bronze d’Inverness. C’est ainsi qu’en plus de Laurent, mes cinq petites-filles et Claude seront « bronzés » pour l’éternité.

Lors de notre déménagement à Québec, il allait de soi que je devais avoir mon atelier. Il fut supérieur à mes aspirations. Jamais je n’aurais imaginé un tel espace muni de larges fenêtres avec une terrasse donnant sur les plaines d’Abraham. Un immense tableau bucolique qui aura une incidence sur la présence florale dans mes compositions futures. Les tableaux de mes petits-enfants adolescents sont plus fleuris que ceux de la série que j’avais faite d’eux lorsqu’íls étaient enfants. Je les ai tous là autour de moi sur les murs de mon atelier comme autant de présences joyeuses.

Sur mon bureau, un ordinateur m’offre un nouveau médium : celui de peindre avec des mots. Écrire Souvenirs désordonnés et En pièces détachées m’a passionnée. Ces deux recueils furent édités et un troisième est en marche. Est-ce à dire que j’ai rangé mes pinceaux ?

Pas tout à fait. L’envie de jouer avec les vrais couleurs me prend de temps en temps. Et, comme j’ai promis à mes petits-enfants de les peindre adultes, il me reste encore une autre belle série à brosser. Je dois m’y mettre avant qu’ils ne soient eux-mêmes grands-mères et grand-père et que moi… je sois vieille!

mardi 1 juin 2010

La première bouteille

Claude et moi étions membres des Lacordaire bien avant notre mariage en 1954. Claude y militait depuis qu’il avait 16 ans et nous deux en avions fondé un cercle dans notre paroisse. C’était un mouvement à connotation religieuse où le membre s’engageait à l’abstinence totale de tout alcool : il ne pouvait ni en boire ni en offrir. Il s’adressait aux alcooliques et aussi à tous ceux qui voulaient être solidaires avec eux. Nous étions de ces derniers.

Claude n’avait jamais trempé ses lèvres dans un verre d’alcool et quant à moi, mon seul excès s’était limité au verre de vin familial du jour de l’an. Nous avions adhéré à ce mouvement parce que nous avions foi en sa mission. Nous en sommes restés membres plus de vingt ans.

C’est à l’occasion d’une croisière à bord du France que, d’un commun accord, nous avons pris la décision de casser notre bouton (expression qui signifiait le fait de retirer l’épinglette identitaire Lacordaire que l’on portait à la boutonnière). Il faut dire que le mouvement était alors en déclin.

Lors d’un voyage antérieur en France en 1965 nous avions été quelque peu embarrassés en refusant les politesses de nos hôtes. Je me rappelle aussi de l’étonnement de nos amis d’origine belge, Monique et André, lorsqu’ils sont venus chez nous pour la première fois. Respectueux de nos engagements ils n’étaient quand même pas tout à fait sûrs de la valeur du sacrifice que nous nous imposions et que nous imposions à nos invités.

Ce fut donc dans la salle à manger du FRANCE en ce 15 mai 1967 que nous avons pour la première fois gouté au nectar de Bacchus. Pour concrétiser ce geste nous avons rapporté dans nos valises une première bouteille, un vin blanc de la Loire acheté chez un viticulteur de Saumur, dans l’intention de le partager avec nos amis.

Cette première bouteille fit grand effet après notre retour lors d’un repas partagé avec André et Monique. C’est sans mot dire que Claude l’ouvrit devant eux, versa le vin dans des coupes nouvellement acquises et leva son verre à la santé de nos amis... médusés…

Longtemps nous avons gardé sous verre l’étiquette de cette mémorable première bouteille.