lundi 25 avril 2011

Albertine

Elle est arrivée chez-nous en même temps que moi. Elle avait vingt-cinq ans et moi cinq jours. Ma naissance avait affecté lourdement la santé de ma mère. Une tante lui passa Albertine pour lui venir en aide. Il semble bien que celle-ci se sentit à l’aise chez nous puisqu’elle y est restée cinquante ans.

Albertine est née à Amqui dans la vallée de la Matapédia. Orpheline de mère, elle s’était donnée à douze ans comme bonne à notre tante qui était voisine.

C’était un personnage hors du commun. Discrète, voire même un peu sauvage, elle s’éclipsait dès qu’il arrivait de la visite. Même le téléphone l’intimidait. Je me souviens qu’un jour où elle gardait, devant l’insistance de la sonnerie, elle leva l’acoustique (le combiné) et cria : « Y a personne! »

Elle ne s’assoyait jamais avec nous à la table. Elle préférait manger, son assiette en mains, assise au bas de l’escalier ou debout devant l’évier de la cuisine.

Vaillante et forte, les grosses besognes ne la rebutaient pas au point de les revendiquer parfois. Elle laissait le fignolage aux p’tites mains blanches.

Par ailleurs elle savait d’instinct reconnaître les gens vrais. Jusqu’à dire parfois après un simple regard :

Y m’ va pas à la face lui...

Son côté rustre dissimulait une tendresse protectrice envers les enfants. Nous aussi, les enfants, l’aimions. Il lui arrivait parfois d’emprunter un ton bougon pour nous réprimander, mais nous savions que ce n’était pas méchant.

Je me permets à ce propos de rappeler l’anecdote que j’ai déjà racontée du jour où, à l’âge de trois ans, j’avais échappé à sa surveillance. Elle me chercha désespérément et me découvrit dans le poulailler en train de regarder une poule pondre son œuf. Elle poussa des hauts cris à la mesure de son angoisse:

Ousse que t’es? A-t-on idée de r’garder un derrière de poule! Viens t’en à la maison!

Son affection se manifestait aussi en permettant aux petites de dormir avec elle dans son lit les soirs d’orage.

Elle avait aménagé sa chambre dans un coin du grenier donnant sous une lucarne. Quand on en ouvrait la porte une odeur de clou de girofle se dégageait.

Ça empeste moins que les boules à mites.

C’est beaucoup plus tard que j’ai appris les vertus antimites de cette épice.

Albertine n’était jamais allée à l’école. C’est chez-nous qu’elle apprit à lire et à écrire en même temps que nous. Un de ses plaisirs du dimanche était de nous demander de lui donner une dictée.

Facile, demandait-elle. Arrive-moi pas avec des mots que j’comprends pas…

C’était aussi le dimanche qu’elle nous faisait du sucre à la crème. Nous la regardions avec délectation brasser le contenu de la casserole sur le poêle. Une fois le sucre à la crème versé dans la lèchefrite, moment attendu, elle invitait les saffres à gratter le vaisseau.

Elle affectionnait feuilleter le catalogue de Dupuis et Frères. Il lui arrivait quelques fois de montrer bien timidement à maman un vêtement dont elle avait envie. Ordinairement ses vœux étaient exaucés, car elle était si peu exigeante.

Albertine demeura chez nous tout le temps de notre famille et continua de prêter main forte à la famille nombreuse de mon frère Charles-Eugène qui suivit. C’est dans le don qu’elle se réalisait.

À l’aube de ses soixante-et-quinze ans, elle demanda à mon frère d’écrire une lettre :

Tiens, v’là du papier, une enveloppe et un timbre. Tu vas écrire à mon frère Albert que j’aimerais ça r’tourner vivre en Gaspésie.

Charles-Eugène fut pour le moins étonné, car Albertine n’avait jamais communiqué avec les siens et elle n’en parlait jamais.

Votre famille est élevée, vous n’avez plus besoin de moi. J’veux r’tourner à Amqui. J’connais pas l’adresse, mais écris « Albert Lavoie, Amqui ». Si y est encore en vie, y devrait recevoir la lettre.

Une réponse affirmative lui parvint peu de temps après. Albert se disait heureux de la savoir vivante. Et, si telle était sa volonté, sa femme et lui seraient d’accord pour l’accueillir.

Quand Charles-Eugène est allé la conduire à Amqui, il a été rassuré en voyant les grandes qualités de cœur d’Albert et de sa femme.

Quelques années plus tard, Sophie (la petite dernière de mon frère) s’est rendue à Amqui. Elle a constaté qu’à quatre-vingt-huit ans Albertine vivait toujours avec Albert et sa femme. Trois vieux encore alertes, heureux et partageant entre eux tâches et souvenirs.

Tels les saumons de la Matapédia, Albertine était remontée finir ses jours à son lieu d’origine.

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